Philippe Defeyt

Philippe Defeyt

 

Philippe Defeyt, né le 21 mai 1953, est un économiste et homme politique belge. Ancien secrétaire fédéral d’Ecolo durant la participation gouvernementale d’Ecolo, vis-à-vis de laquelle il a incarné le concept de « particip’oposition »

Facebook : https://www.facebook.com/philippe.defeyt

« Comme homme de progrès, je suis interpellé par le succès croissant du PTB dans les sondages électoraux. Comme mandataire politique, j’ai été confronté aux réalités budgétaires et contraintes légales et réglementaires ; entre ce que l’on voudrait faire et ce que l’on peut ou sait – dans un contexte donné – effectivement faire, l’écart est souvent douloureux. Comme intellectuel et économiste, j’essaie d’être rigoureux ; même s’il semble que les démocraties occidentales soient entrées dans l’ère de la « politique post-vérité », il faut continuer à alimenter le débat avec des analyses de qualité proposant des décryptages et du fact-checking (même si tout indique, au vu d’expériences politiques récentes, que ces démarches ne changent pas nécessairement grand chose).

Une remarque générale s’impose d’emblée : le contenu varie en permanence entre des considé­rations factuelles et analyses très détaillées, parfois répétitives, sur le capital, les riches (le mot millionnaires est utilisé une vingtaine de fois)… et des raccourcis ou des formulations plus ou moins précis sur d’autres thèmes ; un luxe de détails sur la taxe sur les millionnaires (quand on additionne tous les textes du PTB sur cette question) et quelques paragraphes sur la nationalisation du secteur énergétique (sans aucune estimation financière ni analyse juridique). On s’interroge aussi, à certains moments, sur le niveau de connaissances de méthodologies importantes (en particulier le taux de pauvreté et l’index) dans les débats socio-économiques belges.

Les moyens nécessaires pour mettre en œuvre le programme socio-économique sont énormes : plus de 50 milliards par an (et il s’agit d’une estimation prudente ; estimation ex-ante). Ces moyens, le PTB propose d’aller la chercher dans de nouvelles recettes fiscales (dont la fameuse taxe sur les millionnaires) et en mobilisant – de manière contrainte – une partie de la valeur ajoutée des entreprises.

Au total, ma conviction est que la mise en place de l’ensemble des mesures qui figurent au programme du PTB n’est réaliste ni sur le plan économique ni sur le plan budgétaire. J’ai des doutes sur la hauteur des recettes liées à la mesure phare du PTB, la taxe sur les millionnaires. En admettant même qu’un tel programme puisse être mis en œuvre, il y aurait certes des effets retour positifs résultant de l’injection d’un pouvoir d’achat supplémentaire. Mais on peut, sur base de nombreuses simulations disponibles, estimer que ceux-ci se montent à plus ou moins 1/4 des montants injectés dans l’économie. Et les effets retour négatifs sont eux aussi très nombreux : baisse des dividendes globalisés à l’IPP, baisse des recettes de l’ISOC, etc., et, disons le, des délocalisations d’activités. Comme d’autres, le PTB souhaite la fin du carcan budgétaire ; ils ont raison sur ce point. Mais même en imaginant une fin rapide des régulations européennes dans la politique budgétaire, on peut penser que la mise en place du programme du PTB pourrait déboucher sur un effet boule de neige en matière de dette publique.

Les données et analyses qui m’amènent à cette conclusion sont présentées plus en détail dans la note jointe. Celle-ci est à considérer comme un document de travail pour alimenter le débat public.

Je ne peux adhérer en tout ou en partie à la vision, implicite ou explicite, du programme du PTB et aux propositions qui en découlent. Pour les raisons suivantes :

1. Il s’agit d’un programme qui fleure bon – pour les amateurs de vintage en tout cas – les années 80 : le rappel des sauts d’index du début de cette décennie (qui s’en souvient et quel intérêt de toute manière pour les débats de l’heure ?), la nationalisation du secteur de l’énergie, les réseaux de chaleur, l’insistance sur les maisons de repos pour les personnes âgées, l’opposition supposée entre les objectifs écologiques et les préoccupations sociales en matière d’énergie, le contrôle des prix, etc., tout cela traduit une pensée un peu figée. Les politiques et conceptions nouvelles en matière de logement, d’accueil des personnes âgées, de démocratie, de monnaies complémentaires, de sobriété, d’entrepreneuriat, d’usages des nouvelles technologies, de mobilité, de méthodes de production agricole, etc., sont quasiment absentes. Ce programme est plus quantitatif que qualitatif, orienté PIB (produit intérieur brut) plutôt que BNN (bonheur national net), plus proche de la « rust belt » que de la « côte ouest », fait référence plus au pouvoir d’achat qu’au bien-être.

2. Une grande partie de l’analyse et des propositions s’inscrivent dans le triangle : revenus, prix et propriété/interventions publiques. Qui peut vraiment penser qu’avec « une taxe des millionnaires, notre pays ne connaîtrait plus la pauvreté » ; la pauvreté financière oui, probablement, mais quid de toutes les autres formes de pauvreté et des inégalités socioculturelles ? Les débats techniques et sociétaux sur l’énergie, la mobilité, l’agriculture, la santé sont au second plan ou n’existent pas dans ce programme. On parle de la gratuité des soins mais rien sur la surconsommation. L’enjeu de l’accès à la terre des agriculteurs est absent du programme. Et peut-on encore penser aujourd’hui que l’amélioration qualitative de l’écosystème des transports des particuliers se trouve – uniquement ou même essentiellement – dans les seules mains des sociétés de transport publiques ?

3. Les indépendants sont peu présents dans ce programme. Beaucoup d’entre eux sont aujourd’hui à la peine. Et leur taux de pauvreté est pourtant largement supérieur à celui des salariés. Quel place le PTB leur accorde-t-il dans le paradis social qu’ils proposent ? Le secteur associatif est un autre oublié.

4. Les dépenses nouvelles concernent des compétences de l’Etat fédéral et des entités fédérées, tandis que les recettes supplémentaires sont exclusivement de compétence fédérale. Les propositions du PTB en matière institutionnelle ne permettent pas d’imaginer comment se feront les arbitrages pour la répartition des recettes.

5. On ne comprend pas toujours très bien si le PTB veut construire la redistribution des revenus sur base de chaque personne prise individuellement ou en prenant comme référence le ménage. Ce choix est crucial. Seule une individualisation de tous les droits sociaux et fiscaux autorise une liberté de choix dans la vie privé et permet d’activer les solidarités courtes sans pénalisation ; elle contribue en outre à supprimer les pièges à l’emploi.

6. La mise en place du programme du PTB pourrait réserver des surprises :
– la classe moyenne pourrait être significativement bénéficiaire de l’ensemble des mesures : ses membres ne sont pas touchés par la taxe sur les millionnaires, ils ont avant 50 ans peu d’actifs (nets) et donc peu de revenus de la propriété qui seraient globalisés, ils bénéficieraient de taux de taxation réduits à l’IPP, profiteraient d’une énergie meilleure marché, de la gratuité des transport et du minerval pour leurs enfants (qui fréquentent proportionnellement plus l’enseignement supérieur), des prix alimentaires contenus, seraient plus prompts à saisir les opportunités en matière d’isolation du logement… ; par ailleurs, est-ce vraiment une priorité aujourd’hui d’augmenter le pouvoir d’achat de ménages qui ont entre 4.000 et 5.000 € nets par mois (comme, par exemple, c’est le cas de cadres moyens, d’enseignants du secondaire avec quelques années d’ancienneté…) ? ; bien sûr, si on disposait des marges de manœuvre budgétaires, pourquoi pas, mais est-ce le cas ? ;
– il n’est pas impossible que la forte revalorisation des RIS et GRAPA puisse augmenter le nombre de bénéficiaires d’un régime d’assistance ;
– de même on peut penser que les situations de pièges à l’emploi  (= gain très faible ou nul, voire même perte, de pouvoir d’achat quand un allocataire social trouve ou retrouve un emploi) seront plus nombreuses ;
– même les pensions publiques élevées (plus de 100.000 sont supérieures à 3.000 € bruts par mois) bénéficieraient d’une liaison au bien-être ; est-ce, encore une fois, vraiment une priorité ? ;
– de petits indépendants pensionnés pourraient être fortement impactés par la globalisation des revenus, par exemple pour ceux qui cumulent une petite pension et les loyers d’un logement d’une certaine importance ;
– il n’est pas exclu que, au total, ce programme ne modifie pas fondamentalement le taux de pauvreté qui, rappelons-le, est calculé par comparaison avec le revenu médian, qui lui devrait augmenter ;
– enfin, si la mise en œuvre du programme du PTB devait se concrétiser comme le souhaitent ses auteurs, on peut craindre une augmentation des émissions de gaz à effet de serre.

Que les choses soient claires : les conditions de vie très difficiles et la précarité subies par un nombre croissant de citoyens conduisent à des injustices inacceptables, le mépris ou l’ignorance d’une partie des « élites » m’insupporte, les comportements prédateurs d’un capitalisme peu régulé ou de dirigeants d’entreprises qui ne se refusent plus rien sont scandaleux, les pensionnés qui souffrent quand ils sont en (forte) perte d’autonomie me font mal, etc.

Par exemple, lutter contre la pauvreté et la précarité et (re)distribuer mieux les revenus et l’emploi sont des politiques dont les modalités dépendent d’une vision qui doit être plus large, plus claire, plus moderne, et qui doit, a minima

  • s’appuyer sur une connaissance approfondie de la complexité et diversité de nos sociétés, dans les réalités vécues comme dans les aspirations individuelles
  • tenir compte des évolutions sociologiques et techniques, notamment dans leurs impacts sur le lien au travail et sur le marché de l’emploi
  • intégrer l’immense besoin d’autonomie exprimé par les jeunes, les travailleurs fatigués de leurs conditions de travail et du faible intérêt de ce qu’ils font, les créateurs d’activités (économiques, associatives, culturelles…) et les porteurs de projets collectifs ou individuels, les personnes âgées…
  • fixer de manière claire l’unité de la redistribution des revenus : l’individu ou le ménage, pour la fiscalité, la sécurité sociale et l’assistance
  • lutter contre inégalités en bas de l’échelle des revenus tout autant que de réduire la tension verticale des revenus
  • supprimer les pièges financiers (à l’emploi / à la pauvreté)
  • cibler les mesures sur l’objectif poursuivi et les populations visées, sans disperser les moyens budgétaires
  • mettre le paquet sur la lutte contre les inégalités socio-culturelles
  • apporter des réponses (qui ne peuvent pas être que matérielles) à l’augmentation des problèmes de santé mentale ou de souffrance psychique
  • infléchir nos comportements en matière de déplacements, d’alimentation, de l’usage du temps…
  • intégrer, bien sûr, les enjeux écologiques
  • et éviter toute démagogie.

Enfin, ces critiques ne disqualifient pas pour autant les constats du PTB, partagés par beaucoup, sur les échecs, errements et injustices des politiques sociales et économiques des deux dernières décennies, politiques obsédées par les équilibres budgétaires, la compétitivité, les dérégulations, l’affaiblissement des protections et la croissance à tout prix.

L’enjeu majeur aujourd’hui est de conclure et faire vivre un nouveau Pacte social, à l’instar de celui qui a été élaboré à l’issue de la seconde guerre mondiale. Un tel Pacte nécessite de tenir compte de la diversité des intérêts, parcours de vie et projets, individuels ou collectifs, des ten­sions entre classes sociales, des différences, voire oppositions, politiques, philosophiques, cultu­relles, des craintes les plus diverses qui racrapotent le vivre ensemble, de l’urgence écologique. Il faut pourtant y arriver. Parce que le devenir d’un enfant qui démarre sa vie avec peu d’atouts est aussi important que la carrière à venir d’une jeune chanteuse prometteuse, parce que le bien-être d’un malade de longue durée est tout aussi important que l’avenir d’un jeune entrepreneur créatif et passionné, parce que des indépendants sont aujourd’hui tout aussi précarisés que des bénéficiaires d’allocations sociales, parce que la société a besoin tout autant d’entreprises perfor­mantes et durables que d’un secteur public solide et juste, d’associations visionnaires et ancrées dans les réalités sociales et de citoyens responsables et engagés, parce que l’enjeu écologique doit primer sur nos petits conforts, parce que des protections collectives peuvent servir autant le social que l’économique. On n’y arrivera pas avec des solutions simplistes ni des oppositions sté­riles. Mais on n’y arrivera pas non plus avec des politiques qui enfoncent dans la précarité les plus fragiles ou cassent les ailes des jeunes qui portent des projets en les privant de tout revenu ni en se passant d’incontournables convergences au niveau européen, notamment en matière de fiscalité. »